La Vallée perdue by Noëlle Roger

La Vallée perdue by Noëlle Roger

Auteur:Noëlle Roger [Roger, Noëlle]
La langue: fra
Format: epub
Tags: Roman, Fantastique-Science-Fiction-Anticipation, Littérature suisse romande et des régions voisines, 20e
Éditeur: Bibliothèque numérique romande
Publié: 2024-02-23T00:00:00+00:00


* * *

Désormais, chaque soir chez Christianson nous nous retrouvions autour de la cruche d’alcool. Marcel avait remplacé les tasses par de petits gobelets en argile rose.

— Excusez-moi ! je n’ai pas encore le moyen de souffler des verres à liqueur, dit-il.

Nos causeries se prolongeaient. Nous exhumions des souvenirs de jeunesse avec un brio inaccoutumé. Le grave Christianson lui-même, conquis par la grâce et la verve de Chanteloube, en vint aux boutades, et le rire de Marcel éclatait, plus joyeux que naguère.

Allongés dans nos tuniques blanches au fond de cette lutte primitive, nous étions là, trois hommes du vingtième siècle, brusquement relégués au fond des âges, oublieux du temps qui fut le nôtre et des menaces du lendemain.

Un soir, la veille de la catastrophe, Marcel me dit :

— Quand j’arriverai à fabriquer de l’encre et du papier, tu écriras tes Mémoires au lieu de crayonner quelques notes sur un méchant carnet déjà presque rempli. Nous intitulerons ce chapitre : « Divertissements clandestins de la Vallée perdue ».

— Vous n’en êtes pas encore là, dit Christianson.

— Vous croyez ? Cette rébarbative montagne nous prodigue des sapins et des bouleaux. Excellent pour le papier de luxe ! Un aigle fournira la plume. Et quant à l’encre, n’avez-vous pas remarqué des noix de galle sur certaines feuilles ?

— Bravo ! m’écriai-je. Et tu m’offriras encore un encrier de poterie modelé à mon intention. Comment ne pas écrire un chef-d’œuvre avec la plume de l’aigle ?

— Cet ouvrage qui te conduirait droit à l’Académie française si tu pouvais le lui présenter, tu le dédieras à ma sœur Jacqueline, ajouta Marcel en se penchant sur mon épaule.

Je me suis tu. Cette parole me cause un malaise. Jacqueline… visage presque aboli de ma mémoire ; je ne veux pas le retrouver ; inclination brève et sans lendemain… J’étais un malade épris de son infirmière, un neurasthénique, un fou : je croyais avoir tué Christianson, et cette hantise m’enleva le sommeil. En si peu de temps, ne plus se reconnaître ! Assister à sa propre transfiguration ! Devenir un homme contraire à lui-même, reniant ses goûts et ses pensées, accueillant des joies nouvelles, comblé d’un autre amour, un amour d’une essence ineffable. Que pèsent auprès de cet amour les avatars de ma jeunesse ? Oui, un étranger vis-à-vis de ma propre existence. Et pas un coup d’œil en arrière, pas un regret. Est-ce l’incantation de la Vallée perdue qui opère ce prodige ? L’ironie de Marcel n’est que trop légitime :

— J’avais toujours considéré cette histoire avec indulgence, car elle devait aboutir à un mariage. Par bonheur vous n’êtes même pas fiancés. Par bonheur, souligna-t-il, puisque nous sommes enfermés ici pour le reste de nos jours.

Ses yeux brillaient d’un éclat si vif et si étrange que j’ai failli lui demander :

— Quelle est ta vraie pensée ?

Mais à quoi bon ! Qu’aurait-il répondu ?



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